Chapitre 16
Dès le réveil, un plein bol de bons flocons
Ubik,
la céréale pour adultes,
plus croustillante, plus délicieuse, plus nutritive.
La céréale des petits déjeuners joyeux,
exquise jusqu’à la dernière cuillerée !
Ne pas dépasser la portion conseillée pour un repas.
La diversité des voitures l’étonna. De nombreuses années étaient représentées, de nombreuses marques et de nombreux modèles. Le fait que la plupart des véhicules étaient noirs ne pouvait être imputé à Jory ; le détail était authentique.
Mais comment Jory le savait-il ?
C’est bizarre, pensa-t-il. Cette connaissance que Jory a de 1939, une époque à laquelle aucun de nous n’a vécu – excepté Glen Runciter.
Puis soudain il comprit. Jory avait dit la vérité ; il n’avait pas construit ce monde-ci mais celui de leur propre époque, ou plutôt sa contrepartie fantasmagorique. La décomposition vers les formes antérieures ne provenait pas de lui ; elle s’était produite malgré ses efforts. C’était comme un atavisme naturel, songea-t-il, qui se manifestait automatiquement à mesure que la force de Jory diminuait. Comme l’avait dit le jeune garçon, c’était un effort énorme. C’était peut-être la première fois qu’il créait un monde à ce point diversifié, pour autant de personnes à la fois. Il n’était pas courant qu’un aussi grand nombre de semi-vivants soient connectés entre eux.
Nous avons imposé à Jory une fatigue anormale, se dit-il. Et nous avons payé pour ça.
Un vieux taxi Dodge de forme carrée passa dans la rue ; Joe lui fit signe, et le taxi se rangea en cahotant le long du trottoir. Vérifions un peu ce qu’a prétendu Jory, se dit-il, au sujet des proches frontières de ce pseudo-monde. Il dit au chauffeur :
— Je voudrais faire un tour en ville ; allez où vous voulez. J’aimerais voir autant de rues, de maisons et de gens que possible, et quand nous aurons roulé à travers tout Des Moines je voudrais que vous m’emmeniez visiter la ville la plus proche.
— Je ne vais pas d’une ville à l’autre, monsieur, dit le chauffeur en tenant la portière ouverte à l’intention de Joe. Mais je serai heureux de vous montrer Des Moines. C’est une jolie ville. Vous n’êtes pas de la région, n’est-ce pas ?
— Je viens de New York, dit Joe en montant dans le taxi.
Le taxi démarra et s’inséra dans la circulation.
— Qu’est-ce qu’on pense de la guerre là-bas à New York ? questionna le chauffeur. Vous croyez qu’on va y participer ? Roosevelt voudrait bien nous y…
— Je n’ai pas envie de discuter de guerre ou de politique, dit Joe sèchement.
Ils roulèrent un moment en silence.
Observant les immeubles, les piétons et les automobiles qui défilaient sous ses yeux, Joe se demanda une fois de plus comment Jory pouvait maintenir en place un pareil ensemble de choses. Il y a tant de détails, s’étonna-t-il. Je pense que je ne vais pas tarder à atteindre la limite ; ça devrait arriver d’une minute à l’autre maintenant.
— Dites-moi, chauffeur, demanda-t-il, est-ce qu’il y a des maisons closes à Des Moines ?
— Non, répondit le chauffeur.
Peut-être que Jory ne peut pas fabriquer ça, réfléchit-il. À cause de son jeune âge. Ou peut-être est-il contre. Il se sentit soudain fatigué. Je vais où ? s’interrogea-t-il. Et pour quoi faire ?
Pour me prouver que Jory a dit vrai ? Mais je sais déjà que c’est vrai ; j’ai vu le médecin se volatiliser. J’ai vu Jory émerger de l’intérieur de Don Denny ; ça devrait suffire. Tout ce que je fais, c’est d’imposer un plus grand effort à Jory, ce qui augmente son appétit. Je ferais mieux d’abandonner, décida-t-il. Ça ne sert à rien.
Et, comme Jory l’a dit, Ubik cessera bientôt de faire effet. Cette promenade en voiture dans Des Moines, ce n’est quand même pas la meilleure façon de passer les dernières minutes ou les dernières heures de mon existence. Je devrais trouver autre chose.
Sur le trottoir une jeune fille marchait d’un pas souple et tranquille ; elle semblait faire du lèche-vitrines. Une jolie fille aux nattes blondes malicieuses, avec un tricot ouvert sur son corsage, une jupe rouge vif et de petits escarpins à talons hauts.
— Arrêtez-vous, dit-il au chauffeur. Là, près de cette jeune fille avec des nattes.
— Elle ne vous parlera pas, observa le chauffeur. Elle appellera un flic.
— Ça m’est égal, fit Joe.
Au point où il en était, quelle importance ? La vieille Dodge ralentit en se rapprochant du trottoir et ses pneus gémirent en frottant contre le bord. La jeune fille leva les yeux.
— Hé ! mademoiselle, dit Joe.
Elle le regarda avec curiosité ; ses yeux bleus au regard intelligent et chaleureux s’écarquillèrent un peu, mais elle ne montra ni crainte ni répugnance. Elle semblait au contraire légèrement amusée, d’une manière amicale.
— Oui ? fit-elle.
— Je vais mourir, dit Joe.
— Oh ! mon Dieu, dit la jeune fille avec anxiété. Est-ce que vous êtes… ?
— Il n’est pas malade, interrompit le chauffeur de taxi. Il cherche simplement une fille ; il veut vous emmener.
La jeune fille se mit à rire. Sans hostilité. Et elle ne s’éloigna pas.
— C’est presque l’heure de dîner, lui dit Joe. Laissez-moi vous emmener à un restaurant, le Matador ; il paraît que c’est un endroit bien.
Sa lassitude s’était accrue et il en sentait le poids ; il réalisa avec une horreur muette que c’était la même que celle qui l’avait frappé dans le vestibule de l’hôtel, après qu’il eût fait voir la contravention à Pat. Et le froid aussi était là. À la dérobée, l’expérience physique du mélange cryonique où il baignait l’avait envahi à nouveau. Ubik n’agit plus, pensa-t-il. Je n’en ai plus pour longtemps.
Son visage avait dû refléter quelque chose ; la jeune fille s’avança jusqu’à la vitre baissée du taxi.
— Vous vous sentez bien ? demanda-t-elle.
Joe dit avec effort :
— Je suis en train de mourir, mademoiselle.
Sa main recommençait à lui faire mal. Et les marques de dents y étaient redevenues visibles. Ce seul détail suffisait à le remplir de terreur.
— Faites-vous conduire à l’hôpital par le chauffeur, dit la jeune fille.
— Pouvons-nous dîner ensemble ? lui demanda Joe.
— C’est ce que vous voulez ? dit-elle. Alors que vous êtes… je ne sais pas, moi. Malade ? Est-ce que vous êtes malade ? (Elle ouvrit la portière du taxi.) Vous voulez que je vous accompagne à l’hôpital ? C’est ça ?
— Au Matador, dit Joe. Nous prendrons du filet de taupe martienne braisé. (Puis il se rappela qu’un plat pareil ne pouvait exister à cette époque.) Un steak grillé, dit-il. Vous aimez la bonne viande de bœuf ?
La jeune fille monta dans le taxi et dit au chauffeur :
— Il veut aller au Matador.
— D’accord, mademoiselle, répondit le chauffeur.
Le taxi redémarra. Au carrefour suivant le chauffeur fit demi-tour ; maintenant, se dit Joe, nous sommes en route pour le restaurant. Je me demande si je tiendrai le coup. La fatigue et le froid le submergeaient complètement ; il sentait les mécanismes de son corps se refermer un à un. Des organes qui n’avaient pas d’avenir ; la rate n’avait pas besoin de produire des globules rouges, les reins n’avaient pas besoin d’éliminer les déchets, les intestins n’avaient plus aucune utilité. Seul le cœur continuait à peiner et la respiration à se faire difficilement cours ; chaque fois qu’il laissait pénétrer de l’air dans ses poumons il sentait la pression du bloc de béton qui s’était installé sur sa poitrine. Ma pierre tombale, songea-t-il. Il vit que sa main s’était remise à saigner ; un sang épais qui coulait lentement goutte à goutte.
— Vous prenez une Lucky Strike ? lui demanda la jeune fille en lui tendant son paquet de cigarettes. Comme dit le slogan : They’re toasted. La formule Lucky Strike Micro-Filter Tipped n’existera pas avant…
— Je m’appelle Joe Chip.
— Vous voulez que je vous dise mon nom ?
— Oui, fit-il d’une voix rauque (et il ferma les yeux ; pendant un moment il fut incapable de parler). Vous aimez Des Moines ? demanda-t-il enfin à la jeune fille, en lui dissimulant sa main. Vous y avez habité longtemps ?
— Vous avez l’air très fatigué, Mr Chip, dit la jeune fille.
— Oh ! ce n’est rien, fit-il avec un geste du bras. Ça ne compte pas.
— Si, ça compte. (La jeune fille ouvrit son sac et y fouilla avec vivacité.) Je ne suis pas une extension de Jory ; je ne suis pas comme lui… (Elle désigna le chauffeur.) Ou comme ces boutiques, ces maisons et cette rue terne, tous ces gens et leurs voitures néolithiques. Tenez, Mr Chip. (Elle sortit de son sac une enveloppe qu’elle lui donna.) Voici pour vous. Ouvrez-la tout de suite ; nous n’avons que trop tardé tous les deux.
Les doigts crispés, il déchira l’enveloppe.
Il y trouva un certificat, imposant et ornementé. Mais les lignes imprimées dansaient devant ses yeux ; sa fatigue était telle qu’il ne parvenait pas à lire.
— Qu’est-ce qui est inscrit ? questionna-t-il en posant le papier sur ses genoux.
— Ça vient de la compagnie qui fabrique Ubik, déclara la jeune fille. C’est la garantie, Mr Chip, d’un approvisionnement gratuit et à vie, gratuit parce que je connais votre problème vis-à-vis de l’argent, disons votre idiosyncrasie. Au dos figure la liste de tous les drugstores qui en détiennent. Il y en a deux à Des Moines – et ils ne sont pas abandonnés. Je suggère qu’avant de dîner nous allions d’abord à l’un d’eux. Tenez, chauffeur. (Elle se pencha et remit au chauffeur un morceau de papier déjà rédigé.) Emmenez-nous à cette adresse. Et dépêchez-vous ; ça ne va pas tarder à fermer.
Joe se laissa aller contre le dossier de la banquette, haletant.
— Nous arriverons à temps au drugstore, dit la jeune fille en lui tapotant le bras pour le rassurer.
— Qui êtes-vous ? lui demanda Joe.
— Je m’appelle Ella. Ella Hyde Runciter. Je suis la femme de votre patron.
— Vous êtes ici avec nous, dit Joe. Du même côté que nous ; en capsule cryonique.
— J’y suis déjà depuis longtemps, comme vous le savez, dit Ella Runciter. Bientôt je pense que je vais renaître à travers une autre matrice. Du moins c’est ce que dit Glen. Je n’arrête pas de rêver d’une lumière rouge fumeuse, et c’est mal ; ce n’est pas une matrice décente à choisir pour renaître. (Elle éclata d’un rire vibrant et chaud.)
— C’est vous qui êtes l’autre, dit Joe. Jory nous détruit, et vous essayez de nous aider. Derrière vous il n’y a personne, comme il n’y a personne derrière Jory. J’ai atteint les dernières entités concernées.
Ella déclara ironiquement :
— Je ne me vois pas en entité ; je ne suis qu’Ella Runciter.
— Mais ce que je dis est vrai, insista Joe.
— Oui, acquiesça-t-elle gravement.
— Pourquoi vous opposez-vous à Jory ?
— Parce que Jory m’a envahie, dit Ella. Il me menace de la même façon que vous. Nous savons tous deux ce qu’il fait ; il vous l’a dit lui-même dans votre chambre d’hôtel. Il devient quelquefois très puissant ; il lui arrive de me supplanter quand je suis en activité et que j’essaie de parler à Glen. Mais apparemment je suis capable de mieux lui tenir tête que les autres semi-vivants, avec ou sans Ubik. Mieux par exemple que votre groupe, même à l’échelon collectif.
— Oui, dit Joe.
C’était sans aucun doute la vérité. Il en avait eu la preuve.
— Après ma nouvelle naissance, continua Ella, Glen ne pourra plus me consulter. J’ai donc une raison pratique et très égoïste de vous secourir, Mr Chip ; je veux que vous me remplaciez. Je veux qu’il y ait quelqu’un à qui Glen puisse demander conseil et assistance, sur qui il puisse s’appuyer. Vous ferez parfaitement l’affaire ; vous jouerez en semi-vie le même rôle que dans votre vie. Donc, en un sens, je ne suis pas animée par de nobles sentiments ; je vous ai sauvé de Jory par simple bon sens. (Elle ajouta :) Et Dieu sait pourtant que je déteste Jory.
— Après votre renaissance, demanda Joe, je ne succomberai pas ?
— Vous aurez votre dose d’Ubik à vie. Comme précisé sur le certificat que je vous ai donné.
— Je pourrai peut-être vaincre Jory, dit Joe.
— Vous voulez dire le détruire ? (Ella réfléchit.) Il n’est pas invulnérable. Peut-être avec le temps découvrirez-vous le moyen de le neutraliser. Mais c’est le mieux que vous puissiez espérer, je pense. Je doute que vous puissiez vraiment le détruire – autrement dit le dévorer – comme il l’a fait pour les semi-vivants qui étaient près de lui au moratorium.
— J’exposerai la situation à Glen Runciter, dit Joe, et il fera retirer Jory du moratorium.
— Glen n’a aucune autorité pour en décider.
— Et Schoenheit von Vogelsang ne peut pas… ?
— Herbert reçoit chaque année de la famille de Jory une grosse somme d’argent, pour qu’il soit gardé avec les autres sous des raisons plausibles, dit Ella. Et… il y a des Jory dans chaque moratorium. Ce combat se déroule partout où il y a des semi-vivants ; en vérité c’est une règle de notre mode d’existence. (Elle se tut ; pour la première fois il vit sur son visage une expression de colère. Un air troublé et contracté qui dérangeait son calme.) C’est de ce côté que doit s’organiser la lutte, reprit-elle. Elle doit être menée par les semi-vivants qui sont les victimes de Jory. Il faudra que vous preniez ma suite, Mr Chip, quand j’aurai effectué ma nouvelle naissance. Pensez-vous en être capable ? Ce sera dur. Jory ne cessera de saper vos forces, de vous imposer un fardeau qui vous fera l’effet d’être… (Elle hésita.) L’approche de la mort. Ce qui sera le cas. Car en semi-vie nous déclinons de toute façon constamment. Jory ne fait qu’accélérer les choses. La fatigue et le refroidissement finissent toujours par arriver. Mais pas si tôt.
Joe pensa : Je me souviens de ce qu’il a fait à Wendy. C’est ça qui m’aidera à tenir. Seulement ça.
— Voilà le drugstore, mademoiselle, dit le chauffeur.
La vieille Dodge obliqua vers le trottoir et s’arrêta.
— Je n’entre pas avec vous, dit Ella Runciter à Joe qui ouvrait la portière et s’apprêtait à descendre. Au revoir. Merci de votre dévouement envers Glen. Merci de ce que vous ferez pour lui. (Elle se pencha, l’embrassa sur la joue ; ses lèvres lui parurent gonflées de vie. Et un peu de cette vie lui était transmise par ce baiser ; il se sentit plus robuste.) Bonne chance avec Jory.
Elle se radossa et reprit un maintien posé, son sac sur ses genoux. Joe referma la portière, resta immobile un instant, puis se dirigea en vacillant vers le drugstore. Derrière lui le taxi redémarra ; il entendit le ronflement du moteur mais ne le vit pas s’en aller.
À l’intérieur du drugstore cossu et brillamment éclairé un pharmacien chauve, portant un costume noir et un nœud papillon, vint à sa rencontre.
— Je regrette, nous sommes en train de fermer, monsieur. J’allais verrouiller la porte.
— Mais je suis entré, dit Joe, et je désire être servi. (Il montra au pharmacien le certificat remis par Ella ; clignant des yeux derrière ses lorgnons, l’homme étudia l’inscription en lettres gothiques.) Vous allez me servir ? demanda Joe.
— Ubik, dit le pharmacien. Je crois bien que je n’en ai plus. Attendez que j’aille voir.
Il s’éloigna.
— Jory, dit Joe.
Tournant la tête le pharmacien demanda :
— Monsieur ?
— Vous êtes Jory, dit Joe. (Je m’en aperçois maintenant, se dit-il. J’apprends à le reconnaître quand je le rencontre.) Vous avez inventé ce drugstore, poursuivit-il, et tout ce qui s’y trouve excepté les atomiseurs Ubik. Vous n’avez aucune autorité sur Ubik ; Ubik provient d’Ella.
Il se força à marcher ; pas à pas il se glissa derrière le comptoir vers les rangées de médicaments. En examinant les étagères l’une après l’autre dans la pénombre, il tenta d’apercevoir Ubik. L’éclairage du drugstore s’était obscurci ; les contours des choses se brouillaient.
— J’ai régressé tout l’Ubik qu’il y avait ici, dit le pharmacien de la voix aiguë et juvénile de Jory. Il est revenu à la forme du baume pour le foie et les reins. Il ne sert plus à rien.
— J’irai à l’autre drugstore qui en a, déclara Joe.
Il s’appuya contre le comptoir, respirant péniblement et par à-coups.
Jory, à l’intérieur du pharmacien chauve, répondit :
— Il sera fermé.
— Demain, dit Joe. Je pourrai tenir jusqu’à demain matin.
— Vous ne pourrez pas, dit Jory. Et d’ailleurs l’Ubik de ce drugstore sera régressé aussi.
— J’irai dans une autre ville, fit Joe.
— Partout où vous irez, il sera régressé. Revenu à l’état de pommade ou bien de poudre ou bien d’élixir ou bien de baume. Vous ne le reverrez jamais en atomiseur, Joe Chip !
Jory, sous la forme du pharmacien chauve, sourit en montrant ses dents qui avaient l’air en celluloïd.
— Je peux… (Il s’interrompit, rassemblant ses forces éparses. Essayant, par sa seule volonté, de réchauffer son corps raidi et glacé.) Le faire retourner au présent, acheva-t-il. En 1992.
— Vous croyez, Mr Chip ? (Le pharmacien tendit à Joe une boîte de carton.) Tenez. Ouvrez ça et vous verrez…
— Je sais ce que je verrai.
Il se concentra sur le bocal de baume pour le foie et les reins. Avance vers l’avenir, lui dit-il, évolue. Il le baignait d’énergie, projetait vers lui son sentiment de besoin. Mais la boîte ne changea pas. Le monde est redevenu normal, lui dit-il.
— Atomiseur, dit-il à haute voix. Il ferma les yeux pour se reposer.
— Ce n’est pas un atomiseur, Mr Chip, dit le pharmacien.
Il se déplaçait en éteignant les lumières ; parvenu à la caisse, il engagea une clef dans le tiroir qui s’ouvrit. D’un geste expert, il sortit du tiroir les billets de banque et la monnaie et les plaça dans une boîte de métal munie d’un cadenas.
— Tu es un atomiseur, dit Joe à la boîte de carton qu’il avait à la main. Nous sommes en 1992, fit-il en déployant la totalité de ses efforts.
La dernière lumière fut éteinte par le pseudo-pharmacien. Le drugstore n’était plus éclairé que par la lueur blême d’un réverbère dans la rue ; à cette lueur Joe ne distinguait plus que les contours de la boîte dans sa main. Ouvrant la porte, le pharmacien dit :
— Venez, Mr Chip. Il est temps de rentrer. Elle se trompait, n’est-ce pas ? Et vous ne la reverrez plus, car elle est trop engagée sur la route qui mène à sa prochaine naissance ; elle ne pense plus à vous, ni à moi ni à Runciter. Ce que voit maintenant Ella ce sont des lumières variées : une lumière rouge et une lumière terne, et puis peut-être une lumière orange vif…
— Ce que je tiens là, dit Joe, est un atomiseur.
— Non, dit le pharmacien. Je regrette, Mr Chip. Sincèrement. Mais ce n’en est pas un.
Joe reposa la boîte de carton sur le comptoir. Il pivota sur ses talons avec dignité et entama le long trajet qui le séparait de la porte du drugstore que le pharmacien laissait ouverte à son intention. Aucun d’eux ne parla avant le moment où Joe, enfin, franchit le seuil pour se retrouver sur le trottoir envahi par l’obscurité.
Derrière lui le pharmacien sortit à son tour ; il se pencha et ferma la porte à clef.
— Je vais me plaindre au fabricant, dit Joe. À propos de… (Il se tut. Quelque chose se resserrait dans sa gorge ; il ne pouvait ni respirer ni parler. Puis, passagèrement, ce blocage se relâcha.) Votre drugstore régressé, termina-t-il.
— Bonne nuit, dit le pharmacien.
Il resta un moment à observer Joe dans la pénombre du crépuscule. Puis, haussant les épaules, il s’éloigna. À sa gauche, Joe discernait la forme sombre d’un banc où des gens attendaient la venue d’un tramway. Il parvint à l’atteindre, puis à s’asseoir. Les autres personnes, au nombre de deux ou trois, s’écartèrent de lui, soit par répugnance soit pour lui laisser de la place ; il ne le savait pas et s’en souciait peu. Il ne sentait qu’une chose : le support du banc sous lui, le soulagement d’une partie de cette vaste pesanteur qui le transformait en matériau inerte. Encore quelques minutes, se dit-il. Si je me souviens bien. Bon Dieu, passer par une chose pareille, pensa-t-il. Et pour la seconde fois.
En tout cas nous avons fait ce que nous avons pu, se dit-il en regardant les lumières jaunes scintillantes et les enseignes au néon, le flot des voitures allant et venant sous ses yeux. Il songea : Runciter s’est débattu et a lutté ; Ella a griffé et mordu, elle s’est défendue pendant longtemps. Et moi, pensa-t-il, j’ai bien failli ramener au présent le bocal de baume Ubik pour le foie et les reins. J’ai presque réussi. Cette notion avait un aspect positif ; elle lui donnait la mesure de sa force. De son effort final transcendant.
Le tramway, un monstre de métal cliquetant, vint s’arrêter en grinçant devant le banc. Les gens qui entouraient Joe se levèrent et prirent pied sur la plate-forme.
— Hé, monsieur ! cria le conducteur à l’adresse de Joe. Vous montez ou pas ?
Joe ne répondit pas. Le conducteur attendit, puis actionna son signal. Le tramway s’ébranla bruyamment, poursuivit sa route et disparut aux yeux de Joe. Bonne chance, se dit-il en écoutant le fracas des roues s’estomper. Et adieu.
Il s’appuya au dossier du banc, ferma les yeux.
— Excusez-moi. (Penchée au-dessus de lui dans la pénombre, se tenait une jeune femme vêtue d’un manteau en plumes d’autruche synthétiques ; il leva les yeux vers elle, brusquement conscient de sa présence.) Mr Chip ? dit-elle. (Jolie et mince, elle portait un tailleur sous son manteau, un chapeau, des gants et des chaussures à talons hauts. Elle avait quelque chose à la main ; il voyait les contours d’un paquet.) De New York ? De Runciter Associates ? Je ne veux pas donner ça à la personne qu’il ne faut pas.
— Je suis Joe Chip, répondit-il. (Un moment il pensa qu’il s’agissait d’Ella Runciter. Mais en fait il ne l’avait jamais vue.) Qui vous a envoyée ? demanda-t-il.
— Le Dr Sonderbar, dit la jeune femme. Le jeune Dr Sonderbar, fils du Dr Sonderbar le fondateur.
— Qui est-ce ? (Le nom ne lui disait rien, puis il se rappela où il l’avait vu.) L’homme du baume pour le foie et les reins, murmura-t-il. Feuilles de laurier-rose spécialement traitées, huile de menthe poivrée, charbon, chlorure de cobalt, oxyde de zinc…
La fatigue le submergea ; il cessa de parler. La jeune femme déclara :
— Grâce à l’usage des techniques les plus avancées de la science actuelle, la réversion de la matière à des formes primitives peut être inversée, et ceci à un prix à la portée de tout possesseur de conapt. Ubik est vendu dans les principaux magasins d’arts ménagers de la Terre. Alors, Mr Chip, qu’attendez-vous ? Allez l’acheter chez votre fournisseur habituel.
Pleinement revenu à la conscience maintenant, il dit :
— L’acheter où ? (Il se leva laborieusement, se mit debout en oscillant sur lui-même.) Vous êtes de 1992 ; vos paroles sortent du spot publicitaire de Runciter à la TV.
Le vent du soir bruissa contre lui et le happa, l’entraînant comme un paquet de chiffons en loques.
— Oui, Mr Chip. (La jeune femme lui tendit le paquet qu’elle tenait à la main.) Vous m’avez amenée du futur à cause de ce que vous avez fait dans le drugstore il y a quelques instants. Vous m’avez fait venir directement du laboratoire. Mr Chip, je peux le vaporiser sur vous, si vous vous sentez trop faible. Le désirez-vous ? Je suis consultante technique et représentante officielle du laboratoire ; je sais comment procéder.
D’un geste vif elle arracha le paquet de ses mains tremblantes ; elle l’ouvrit et, immédiatement, fit jaillir vers lui un nuage d’Ubik. Dans l’obscurité il voyait l’atomiseur briller. Il voyait les lettres aux couleurs vibrantes.
— Merci, fit-il au bout d’un moment.
Il se sentait mieux. Et il avait plus chaud. La jeune femme dit :
— Il vous en faut moins cette fois que dans la chambre d’hôtel ; vous avez dû augmenter votre résistance. Tenez, je vous laisse l’atomiseur ; au cas où vous en auriez besoin avant demain matin.
— Je pourrai en avoir d’autres ? demanda Joe. Quand celui-ci sera épuisé ?
— Bien entendu. Si vous m’avez fait venir ici une fois, je suppose que vous pourrez recommencer. Par la même méthode.
Elle s’écarta de lui, se confondant avec les ombres projetées par les murs denses des magasins fermés.
— Qu’est-ce que c’est qu’Ubik ? questionna Joe, cherchant à la retenir.
— Un atomiseur Ubik, répondit la jeune femme, est un ionisateur négatif portatif, muni d’une unité organique à haut voltage et bas ampères qu’actionne une batterie à hélium à gain maximum dotée d’une puissance de 25 kilovolts. Les ions négatifs sont l’objet d’un mouvement de rotation en sens inverse des aiguilles d’une montre qui leur est imprimé par une chambre d’accélération radicalement polarisée, ce qui leur communique une tendance centripète les amenant à s’agglomérer plutôt qu’à se disperser. Un champ ionique négatif diminue la vitesse des anti-protophases présentes normalement dans l’atmosphère ; dès que s’abaisse leur vitesse, elles cessent d’être des anti-protophases et, en vertu du principe de parité, ne peuvent plus s’assembler aux protophases engendrées par les personnes congelées en capsules cryoniques ; autrement dit les semi-vivants. Le résultat final est que la proportion des protophases non annulées par les anti-protophases s’accroît, ce qui se traduit – tout au moins pour un temps donné – par une augmentation dans l’émission de champ liée à l’activité protophasique ; il en découle pour le semi-vivant qui expérimente le phénomène un regain de vitalité ainsi qu’un abaissement de la sensation de froid due aux températures de congélation. Vous voyez donc pourquoi les formes régressées d’Ubik ne pouvaient pas…
Joe dit machinalement :
— Parler d’ions négatifs est un pléonasme. Tous les ions sont négatifs.
La jeune femme continua de s’éloigner.
— Je vous reverrai peut-être, dit-elle aimablement. Je suis heureuse de vous avoir apporté l’atomiseur ; il se peut que la prochaine fois…
— Nous pourrions dîner ensemble, dit Joe.
— J’en serais ravie.
Elle reculait de plus en plus.
— Qui a inventé Ubik ? demanda Joe.
— Un certain nombre de semi-vivants compétents pour qui Jory était une menace ; et principalement Ella Runciter. Il leur a fallu travailler longtemps ensemble pour le mettre au point. Et il n’en existe pas encore un grand stock.
Elle continua de battre en retraite de façon insensible jusqu’à disparaître progressivement.
— Au Matador, cria Joe derrière elle. Je crois savoir que Jory a fait du bon travail en le matérialisant. Ou en le régressant, si tel est le cas.
Il prêta l’oreille, mais il n’y eut pas de réponse. Tenant soigneusement contre lui l’atomiseur, Joe Chip se mit en marche dans la rue où passaient des voitures. Il cherchait des yeux un taxi.
À la lumière d’un réverbère il lut l’inscription que portait l’atomiseur.
JE CROIS QU’ELLE S’APPELLE MYRA
LANEY
REGARDEZ DE L’AUTRE CÔTÉ
POUR L’ADRESSE ET LE TÉLÉPHONE
— Merci, dit Joe à l’atomiseur.
Nous sommes servis par des fantômes organiques, pensa-t-il, qui par la parole et l’écriture pénètrent dans notre nouvel environnement. Des fantômes avisés qui veillent, issus du monde physique de la vie réelle, et qui se manifestent à nous comme des projections envahissantes mais bienveillantes, comme les battements anciens d’un cœur oublié. Et entre tous, songea-t-il, merci à Glen Runciter. Lui en particulier. Le rédacteur des modes d’emploi, des étiquettes et des messages. Des précieux messages.
Il leva le bras pour faire signe à un taxi Graham 1936 qui s’approchait et qui fit devant lui une halte grinçante.